Deux récits courts mais à grande résonnance, issus du 19ème siècle, m'amènent à réfléchir à la fois sur leur thématique (l'identité sexuelle et la confusion du masculin et du féminin) mais aussi sur leur forme, au croisement ambigu de l'autobiographie et de ce que l'on nomme depuis trente ans seulement "l'autofiction".
Je veux parler de "Herculine Barbin dite Alexia B" récit testamentaire d'un hermaphrodite qui s'est ignoré durant vingt et un ans. Maintenu(e) dans l'ignorance de sa réalité corporelle par une mère aussi dévote que son siècle, notre personnage bien réel raconte dans un récit poignant à la première personne, sa vie de jeune fille romantique , passant du couvent au pensionnat pour demoiselles, puis son service en tant qu'institutrice et surveillante de dortoir. C'est là que tombé(e) passionément amoureux(se) de sa collègue, se jouera la révélation d'une sexualité hybride et la découverte d'un plaisir doublement interdit et délicieux. De violentes douleurs génitales qu'un médecin identifiera comme un cas d'hermaphrodisme imparfait, reconduiront Alexia-Camille à l'état civil qui aurait dû être le sien : sexe masculin. A partir de là les choses se compliquent: rappelé(e) à un mode de vie d'homme dont il/elle ignore tous les codes, son existence deviendra un vrai calvaire, fait du renoncement à sa profession, du sacrifice de sa passion pour sa tendre collègue, et de la fuite vers une capitale parisienne qui ne digèrera pas ce nouveau corps étranger. Après une triste errance, ce destin brisé se soldera par un suicide, à 25 ans. Le récit qui nous est livré, rédigé dans un style romantique flamboyant et sombre comme un roman de Benjamin Constant ou Sand, a été constitué, soi-disant, à partir des documents épars qui jonchaient le sol de la chambre de la pauvre victime , asphyxiée.
Ce texte a le génie de construire son intrigue sur la lente découverte d'un secret physique ignoré, puis peu à peu "dévoilé" par le dépositaire lui-même, le narrateur. On ne peut rêver mieux comme suspense interne au corps du récit et au coeur de la narration. Dramatiquement puissante, l'oeuvre est marquée par ce vague des passions caractéristique de l'âme romantique. Cette Alexia est l' héroïne sur-romantique par excellence: extrême dans ses passions, emportée par ses affects, idéaliste et mystique, abandonnée et martyrisée par la socièté, elle meurt comme un Lorenzaccio ou un Chatterton, dans un désarroi proche d'une Adèle H, en quête de son identité et d'une réconciliation impossible avec elle-même et le monde.
L'ouvrage est présenté trop succintement par Michel Foucault et les dossiers médicaux rédigés par les médecins légistes valent vraiment le détour. Je crois avoir vu il y a longtemps (1995) un film à la télé, "Mystère Alexia" réalisé par René Féret qui est directement inspiré de cette euvre et que je serai ravi de revoir.
En lisant les malheurs de cette Alexia, je me suis souvenu d'un autre récit d'intérêt et de nature comparables "La confession d'un inverti né" lu il y a deux ans sous la neige de Prague.
Il s'agit de la confession d'un certain jeune italien analysant et narrant avec une verve polissonne sa condition d'inverti, comme on disait à l'époque, dans une longue lettre adressée ni plus ni moins qu'à Zola. Le rédacteur de cette lettre, fils de grande famille surcultivée, grand lecteur du père du naturalisme, avait estimé que les études romanesques du grand maître n'accordaient pas de place, sauf avec Maxime dans La curée, à" la race délicate et vicieuse" (sic) des invertis. Voilà pourquoi il se chargeait de documenter Zola, comme un insecte non répertorié écrirait à un entomologue, sur le pourquoi et le comment de ses préferences sexuelles et de son mode de vie en général, celui d'un dandy raffiné et férocement érotomane. Le récit est si enlevé, si pénétrant, si lucide et minutieux dans l'analyse de soi, quelques années avant papa Freud, qu'il donne lieu à des pages sensationnelles, tant par la force des éléments narratifs que par le style! Et je ne dis rien des passages les plus chauds, où l'inverti révèle s'être fort bien diverti et avoir bien converti..
Zola d'ailleurs a jugé le livre trop brûlant pour pouvoir seulement oser le considérer comme un ouvrage littéraire et l'a expédié illico entre les mains gantées des aliénistes de l'époque ( Charcot) par lesquels il nous est arrivé. C'est qu'il s'agissait là d'un ovni littéraire trop précocement tombé dans la boîte à lettres d'un censeur des moeurs sociales, au style démonstratif et aux intentions très moralisatrices. L'inverti italien dut comme Wilde passer par le purgatoire de la répudiation pour finalement avoir droit de lecture et d'admiration. Un jour on tiendra ce petit ouvrage comme ce qui s'est écrit de mieux sur la répression culturelle et la négation des sexualités différentes. Vu l'air du temps, ce n'est pas pour demain...
Enfin ces deux récits qui jettent du trouble dans le genre, ont aussi le mérite de nous prouver que toutes les tergiversations sur les limites entre la fiction romanesque et la vérité autobiographique ne datent pas de la sinistre Angot ou du pauvre père Houellebecq.
Alors que nos contemporains, entichés d'autofiction, érigent les atermoiements de leur existence misérable en matériel pseudo-romanesque, deux anonymes, à la fois témoins anthropologiques et fins stylistes de leur humaine condition, nous révélaient il y a plus d'un siècle, le douloureux bonheur de la mixité des genres.
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