Les héroïnes de Jacques Demy occupent une place à part dans l'imaginaire du cinéma français et un statut original dans la Nouvelle-Vague. Celles-ci sont souvent comme dans la meilleure tradition littéraire occidentale des femmes en perdition, des femmes de la transgression et du sublime, ce qui leur confère une dimension tragique.
Tout a commencé avec Lola, danseuse trop légère amoureuse mal aimée et réduite à la triste vie des cabarets, la Lola qui dans Model Shop s'en ira chercher la vie en Amérique. Femme en râde puis en partance, elle est la figure d'un exil aussi exotique qu'intérieur. Elle s'impose dès la première oeuvre de Demy comme l'incarnation de sa conception de l'art cinématographique en étant cette métaphore de la fuite dans les enchantements et les fictions du coeur, l'invention d'un ailleurs, le rêve hollywoodien et musical.
La Geneviève des Parapluies de Cherbourg est une midinette frappée par le drame de l'Histoire: la guerre d'Algérie s'invite dans sa romance et dévaste son avenir sentimental comme un ouragan dans la boutique de parapluies de sa maman. La toute jeune Deneuve en offrant son visage de madonne blonde, à la fois triste fille-mère et et admirable Pénélope contrainte et déçue, fixe pour toujours un certain idéal féminin à la Demy (ou à la Maxence !). Il suffit d'ailleurs d'écouter la chanson de Maxence pour voir se dérouler la définition de cette femme rêvée, un rêve de femme que l'expérience du réel vient souvent briser.
http://www.youtube.com/watch?v=yTG87X9m8Q0
Les demoiselles de Rochefort quant à elles sont des "artistes" gentiment marginales, à l'étroit dans leur cité trop provinciale, en partance vers les horizons musicaux et pailletés de la capitale et du grand amour. Leur duos de soeurs jumelles introduit du reste le thème du double autrement dit du semblable et de son contraire dans la nature féminine: blonde ou brune, innocente ou fatalement passionnée, la femme chez Demy est souvent plurielle et ambivalente comme sait heureusement l'être l'éternel féminin (on pourrait évoquer l'androgyne Lady Oscar réalisée au Japon). Ces demoiselles en l'occurence, sont des filles sans papa à demi perdues embarquées avec des forains et amis, amants et autres marins... On ne sait pas trop d'ailleurs comment elles tourneront à la fin du film... De quoi enchanter la féministe et libertaire épouse de Demy, la délicieuse Agnès Varda!
Marie Baie des anges est la truqueuse, joueuse, voleuse à la dérive autour des casinos, femme frauduleuse comme l'amour et irrésistible comme l'îvresse du jeu. Fausse blonde, Jeanne Moreau y apporte son aura de femme libre et scandaleuse, à la frontière du crime et de la folie comme toutes les grandes créatures de cinéma que ni Hitchcock ni Almodovar ne renieraient.
La trop jolie Peau d'Âne est la victime expiatoire toute trouvée d'un pouvoir paternel ou politique qui la désire, la contraint à la profanation, la pousse à l'exil, l'humilie puis la ressucite en princesse qu'elle n'a jamais cessé d'être. Le pur et l'impur épousent les contours de l'image féminine, vierge et souillon, objet de désir et source de problèmes, fillette prise au piège de sa beauté à laquelle elle ne peut renoncer qu'en déjouant à coups d'illusions, d'enveloppes et de ruses les assauts de prédateur du monde masculin. (N'est-ce pas du reste le propre de l'art cinématographique que de jouer et ruser avec les formes irisées de l'inépuisable imagerie de nos fantasmes visuels ?)
Dans Une chambre en ville, Dominique Sanda incarne une jeune bourgeoise en rupture de ban, courant dans Le Hâvre, nue sous son manteau de fourrure à la recherche de son amant ouvrier et révolutionnaire... Figure paroxistique de la transgression et de la femme sacrifiée jusque dans la mort (comme l'est un peu l'Eurydice de Parking remake du mythe d'Orphée) elle mourra poignardée par son mari jaloux. Ou ne serait-ce pas plutôt poignardée par le mariage lui-même, dispositif de conflits et de malheur ? car les femmes chez Demy sont toujours mal ou pas mariées, abandonnées et détruites ou dans le meilleur des cas veuves.
Mais si l'on voulait poursuivre cette ébauche de sujet de thèse qui a déjà dû être traité avec beaucoup moins de légèreté qu'ici, il me faudrait parler aussi des mères que certaines de ces charmantes jeunes filles deviennent tôt ou tard. Mères souvent castratrices, ambitieuses, absentes, embourgeoisées et mélancoliques, résultats amers des impossibles équations des rêves de jeunesse jamais vraiment résolus.
Parfois comme avec Delphine Seyrig elles deviennent des fées et essaient de donner des conseils aux demoiselles perdues. Il y aurait beaucoup à dire sur les femmes de Demy, on se contentera simplement ici encore une fois de les admirer.