Assister à une mise en scène de "Un tramway nommé désir" de Tennessee Williams est un expérience vouée à la déception tant le film de Kazan a figé dans nos esprits le souvenir éblouissant de Vivien Leigh et de Marlon Brando comme Blanche Dubois et Kowalski. Si soignée que soit l'adaptation dans une autre langue et si pertinents les choix de transposition du metteur en scène, si talentueux soient les acteurs... rien n'efface le chef-d'oeuvre cinématographique.
C'est dommage, car la pièce de Williams est d'une richesse qui va bien au-delà du scénario pour monstres hollywoodiens. L'animalité de Kowalski et le jeu d'illusionniste de Blanche dialoguent dans ce psychodrame sombre comme les deux forces antagonistes et complémentaires qui définissent l'origine et le principe du théâtre: le courant apollonien et le dionysien. Art du mensonge aux subtils artifices ou morceau de réalité crue jetée à la gueule du spectateur? Effets spéciaux du beau langage et des drapés miroitants des costumes...ou sueur de la chair frémissante, coup de poing contre l'hypocrisie? Blanche, Cléopâtre de pacotille est une comédienne de l'existence, agonisante et étincellante comme un crépuscule tragique: l'allégorie d'un théâtre poétisant et artificiel qui ne vit que de trucs et trompe-l'oeil.
Face à elle, le polonais brutal et incontrôlable, catharsis ambulante, explosion dionysiaque d'un théâtre de la cruauté qui est la face nue de l'existence dont il voudrait arracher tous les masques. La rencontre de ces deux forces- la civilisation aux raffinements décadents et aux charmes corrompus avec la bestialité glorieuse et bornée, hostile par essence et vouée à détruire- pose un des conflits les plus passionnants du répertoire théâtral universel. Tennessee Williams en effet, ne peut pas se réduire à un vaudeville amélioré d'un peu de sex-appeal et de coquetterie efféminée, comme certains veulent le faire entendre: c'est une oeuvre déchirée de tensions adversaires qui nous parlent de l'essence-même du théâtre dans sa dimension la plus sacrificielle. Il s'agit bien ici de rendre sacrées ces figures triviales qui portent, chacune à leur manière, un lambeau de la faute universelle et le "belle rêve" d'une purification rarement concrétisée.
Il incombe au metteur en scène de s'éloigner parfois du mélodrame cinématographiquepour souligner la mise en abîme de l'art théâtral que cette pièce met sous nos yeux. Duo d'érotisme, duel de violence poétique et sensuelle, rituel de mort... voilà ce que seule une représentation théâtrale peut transmettre, peut faire sentir au public.
Plutôt que la transposition convenable d'un film mille fois vu et aimé, on aurait désiré sentir la pulsation sordide du sexe et l'élan mystique vers le sublime. Et que tout s'achève dans cette impasse de la folie, mère et mégère depuis l'antiquité de toute grande dramaturgie. Car elle rôde sempiternellement, cette folie du poète sudiste, comme ce tramway qui passe et qui conduit aussi au cimetière. Et elle sacrifie Blanche, la victime expiatoire de cette vieille tradition dramatique dans laquelle le théâtre de Williams ne se laisse pas enfermer.
Blanche, émouvante victime d'un monde primitif et matériel, à l'égoïsme brutal, aux instincts simplifiés qui n'a pour but que l'élimination des créatures en papier de soie rouge de chine.