"La mauvaise éducation" de Pedro Almodovar est un film qui curieusement m'avait assez peu convaincu à sa sortie, alors que le travail du réalisateur madrilène m'a toujours fasciné. Revu récemment j'ai pu mieux apprécier le travail d'Almodovar qui entrelace les thèmes et les procédés avec la plus grande virtuosité. Quelques remarques suivent ici, à omettre, discuter ou approfondir...
Ce film exclusivement consacré à une affaire d'hommes, décline toutes les sortes de métamorphoses par lesquelles le masculin peut transiter ( travestisme, transgenre, substitution d'identité, transfuge du sacré au profane, passage de l'enfance auréolée d'innocence à la décadence de la prostitution junkie etc...). Rarement les femmes auront été aussi absentes dans un film d'Almodovar, lui qui sait si bien les raconter. Pareillement des films comme "Todo sobre mi madre" ou "Volver" évacuent complètement les mâles.
La savante et labyrinthique imbrication de séquences met en valeur ce tissage entre les fictions en jeu dans l'intrigue : un réalisateur construisant son prochain film autour d'une nouvelle mettant en scène son premier amour, écrite par celui-ci. Récit en flash-back sur l'enfance, film dans le film, récit du tournage, narrations parallèles, se croisent et se mêlent avec des audaces que seul Almodovar peut se permettre.
Cette scène truculente est une sorte d'hommage au "Bel indifférent" de Cocteau-Demy, où le bel Enrique dort sous les assauts érotiques de Zahara ( "una mezcla de desierto, misterio y cafeteria"). Tout se termine par des plans sur l'éphèbe qui sont de véritables dessins que Cocteau aurait pu signer.
Ici dans la séquence de la piscine, on est ostensiblement dans l'univers turquoise et lumineux de David Hockney et de ses beaux plongeurs aux "splash" éclaboussants d'érotisme. Moment de test et de basculement, d'hésitation et de transgression, tel qu'on en expérimente dans la sexualité, la vie religieuse et l'art cinématogaphique. Etape initiatique que ce grand plongeon dans le "moon river" qui délimite l'innocence de la corruption, le pur de l'impur.
Le cinéma d'Almodovar est profondément espagnol car profondément catholique, jusque dans sa fascination pour le péché et la chute.
Le rapport d'exploitation, manipulation et abus (prêtre-élève) qui est dénoncé dans l'école religieuse se retrouve dans les rapports ambigus et sadiques que la figure du réalisateur entretient avec son acteur, imposteur, manipulateur lui-même, double et usurpateur. Ce jeu de miroir offre l'occasion de quelques subtiles variations sur l'art de la fiction et de l'interprétation qui sont au coeur du système almodovarien.
On raconte du reste, que la relation du cinéaste avec l'excellent Gael Garcia Bernal fut désastreuse : le galant mexicain parfois réduit à un pur objet sexuel sous l'objectif -voyeur n'aurait pas gardé un très bon souvenir du tournage. Jamais acteur, (depuis Delon ou Berger avec Visconti) ne fut autant sublimé et dénigré dans des scènes allant de la grande performance à l'humiliation. Là encore Almodovar nous signale la complexité et le caractère ambigu d'un office actoral qui pour fabriquer du rêve, corrompt et asservit celui qui le choisit.
La "mala educacion" est aussi traversée par la question du texte ( manuscrit, tapuscrit, lettre, édition) et de mise en scène ( music hall, chant liturgique, film super 8, plateau de tournage qui se monte et se démonte avec une chorégraphie pleine de grâce), le tout permettant de jouer avec l'art de la représentation, de la transmission, du témoignage.
Encore une fois, identité, mémoire et rapport de pouvoir, thèmes graves et complexes plus particulièrement rattachés à la question du patrimoine et du patriarcat, trouvent dans cette œuvre une mise en échos brillante et d'un raffinement baroque.
Le mérite du scénario est de ne pas enfermer la figure du prêtre / père abusif dans un stéréotype du salaud complet. L'homme de foi y apparaît comme un être de doutes, de troubles, de déchirements. La passion du sacré et du profane, et tous les conflits qui en découlent, se donnent à lire sur le visage extrêmement expressif de l'acteur incarnant le directeur du collège, conférant ainsi une vrai dimension humaine et tragique au bourreau lui-même, alors que sa victime, enfant au chant sublime, se transformera en effroyable figure de la Nemesis, ce travesti décadent et détruit par la drogue.
Etrange jeu de paradoxes sur lequel Almodovar nous invite à nous pencher.