"Le tour du monde en 8O jours" aussi intitulé "Mon premier voyage" est une oeuvre méconnue de Jean Cocteau qui offre pourtant la quintessence des talents de son auteur. Rédigée à la suite d'un pari littéraire et fantaisiste, celui d'accomplir l'exploit de Philéas Fogg 65 ans après la parution du roman de Jules Verne, elle retrace le périple de Cocteau autour du monde, sa course contre le temps en compagnie d'un nouveau Passepartout, son amant du moment, le beau kabyle Marcel Khill.
Le journal Paris-Soir publie les lettres-articles du poète devenu explorateur de territoires lointains lui qui depuis longtemps explorait l'inconnu et les contrées du sommeil et des songes. Mais Cocteau en reporter ou simple journaliste est une proposition impensable. Chacun de ses articles, même s'il rend compte avec virtuosité du pittoresque de surface et des aléas de cette odyssée moderne en trains, ferries et avions, est un stratagème génial pour exprimer sa vision de poète et nous dévoiler sa perception aigüe et pénétrante de l'existence. Sortir des sentiers battus, fuir les parcours fléchés officiels, profiter "des accidents du hasard, des fautes de calculs", aller plus vite que la vitesse, prendre de la distance avec tout pour se jouer des perspectives… voilà quelques-unes des clefs de la méthode Cocteau qui est davantage une ligne d'inconduite, un chemin d'équilibriste tendu au dessus des règles et des gouffres de l'ennui.
Le rythme trépidant du voyage contre le temps donne aussi sa cadence au style de mitraillette frénétique du poète. Rien n'échappe à ses cent yeux d'Argus : tous les paysages sont transfigurés avec un sens pointu de l'esthétique , les décors urbains s'éclairent sous des inventions de métaphores aussi surprenantes que pertinentes, les êtres croisés en chemin se transforment sous la plume de mage de Cocteau en personnages de contes. Le regard du poète métamorphose le réel pour le faire apparaître sous une lumière plus dense, plus nette sous laquelle tout se charge d'un supplément de valeur, de vérité, de vie. Il nous enseigne aussi comment le voyageur avisé reconnaît plus qu'il ne découvre : les contrées les plus exotiques ont déjà été parcourues dans la lecture des contes de notre enfance, les scènes de rues avec leurs fantaisie burlesques ou leurs drames étonnants ont déjà été applaudies dans les théâtres lors de notre adolescence et la plupart des types humains croisés à toute vitesse hantaient les soutes de notre imaginaire depuis toujours. La vraie leçon du voyage réside là : on ne fait à peine que le tour de soi-même.
On aimerait en savoir plus que le lecteur petit-bourgeois de Paris-Soir et lire le journal non-officiel de ce voyage dont la séquestration amoureuse de Khill (sorte d'Albertine jalousement embarquée et prisonnière des méridiens) semble être la raison profonde de ce prétendu défi lancé à Verne. Il nous reste à rêver sur les dessins, portraits réalisés au cours de ce tendre périple dans la moiteur des cabines et l'intimité de cet autre voyage autour de leurs chambres d'hôtels.
Autre motif à peine masqué de cette expédition sur lequel Cocteau ne fait aucun mystère est la visite à chaque escale asiatique de ces très chères fumeries d'opium. On découvre ici un document précieux sur les rituels attachés à cette drogue très à la mode dans les années 20 et dont le poète n'a jamais pu se passer. Les descentes nocturnes dans les bas-fonds guidés par des coolies psychopompes lui offrent l'occasion de s'étendre un peu plus sur les voyages immobiles du fumeur ouvrant ainsi une chambre obscure à l'intérieur de ce récit à multiples tiroirs.
Partout où il passe Cocteau utilise son sens de la fulgurance pour croquer les réalités qui échappent au touriste et flairer les effluves de la modernité, les essences secrètes des villes dont il explore de préférence les coulisses. Vitesse et superficialité sont ici les contraintes du voyage dont il tire son art : le poète conscient de l'urgence fondamentale à voir et à témoigner ne peut se payer le luxe de l'approximatif. Car enfin tout le récit est une merveille de virtuosité stylistique, où le génie poétique de Cocteau éclate à chaque ligne avec sa nervosité et sa précision de flèche atteignant sa cible, la transperçant et devenant elle-même la cible transpercée d'une flèche encore plus véloce. On en ressort pris d'un tournis grisant, une sensation de vertige et d'euphorie qui donne envie de repartir aussitôt avec ce Mercure des temps modernes pour un autre tour du monde.