samedi 25 septembre 2010

CAMERA LUCIDA


"La photo est belle, le garçon aussi: c’est le studium. Mais le punctum, c’est: il va mourir. Je lis en même temps: cela sera et cela a été; j’observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l’enjeu. En me donnant le passé absolu de la pose ( aoriste ), la photographie me dit la mort au futur. Ce qui me point c’est la découverte de cette équivalence. Devant la photo de ma mère enfant, je me dis: elle va mourir: je frémis, tel le psychotique de Winnicot, d’une catastrophe qui a déjà eu lieu. Que le sujet en soit la mort ou non, toute photographie est cette catastrophe."

LA CHAMBRE CLAIRE, Notes sur la photographie.

Quand Roland Barthes, éminent spécialiste des signes se penche sur la photographie, il produit un ouvrage au croisement de l'essai et du poème en prose qu'on pourrait appeler une méditation critique. Son approche est comme toujours ancrée dans une démarche analytique très théorisante dont je trouve parfois qu'il pose en démiurge trop autoritaire les concepts, les tenants et aboutissants, sans chercher vraiment à les justifier. Tel un prêtre, il délivre des oracles en latin ou grec, formules séduisantes aux résonnances énigmatiques et toujours très pertinentes, et voilà la vérité soyeuse et captivante de ses théorèmes tendue sur le lecteur comme une toile hors de laquelle point de salut intellectuel ne nous sera accordé.


Ce qu'il y a de magnifique et d'irritant ( mais tout génie est fatalement irritant !) dans l'argumentation barthésienne, c'est justement qu'elle est inexistante et que sa science procède par des effets de persuasion spéculative et stylistique: on adhère ou on est exclu. Tout a déjà été élucidé par le maître et les notions et affirmations qu'il nous révèlent, en s'épargnant, à coups de formules persuasives comme des flèches, toute démonstration logique, sont les fragments d'un discours d'éminence grise qu'il nous faut recueillir et honorer pieusement. J'ai parfois envie de résister avec mapetite logique réactive, aux charmes de la Pythie. Et je n'aime pas qu'Orphée théorise non plus.

A côté de cette manie sentencieuse, il appuie sa réflexion sur un fonds d'empirisme hyper-personnel, tirant de l'expérience la plus intime (le deuil de sa mère et la consultation des photographies la représentant) des conclusions définitives sur l'essence de la photographie. Cette dernière méthode qui est celle du poète et parfois de l'autobiographe, me semble encore la plus intéressante et la moins douteuse intellectuellement. Elle vaut au moins par la sincérité et le caractère universel auquel le je lyrique peut parfois prétendre. Personne ne discutera l'authencité de son expérience individuelle, elle vaut pour ce qu'elle vaut. Qui l'aime la suive.

Je préfère ce Roland qui se lamente au Barthes qui pontifie.


Mais c'est le mélange de toutes ces opérations qui me dérange. Le "scientifique" péremptoire, le styliste brillant qui fait mouche à chaque coup, l'introspectif psychologisant, l'anthropologue penché avec une moue dédaigneuse sur un album réducteur et subjectif de l'histoire photographique... tous ces personnages, aux performances impeccables, constituent l'auteur d'un ouvrage au charme inclassable, souvent cité en réference à tous ceux qui s'intéressent à la photographie. Et pourtant je n'ai jamais lu des lignes par moments aussi peu aimables avec cette pratique. ( on n'ose plus dire "art" après cette lecture!)






En effet je constate cependant à la lecture de La chambre claire, que ce petit livre souvent captivant, est une parfaite entreprise de dénigrement de la photographie tout d'abord dans sa pratique généraliste et populaire mais aussi dans sa dimension plus artistique à quelques rares exceptions. A titre d'exemple, je relève quelques citations, parmi les dizaines qui en finissent avec les prétentions de la pratique photographique courante.

"Elle pointe du doigt un certain vis-à-vis et ne peut sortir de ce pur langage déïctique."
"La Photographie a été et est encore tourmentée par le fantôme de la peinture."
"La sémiologie de la photographie est donc limitée aux performances admirables de quelques portraitistes."
"La photo est littéralement une émanation du référent."
"Toute photographie est un certificat de présence."
"Elle exclut toute purification, toute catharsis."
"Je ne puis transformer la photo qu'en déchêt: le tiroir ou la corbeille."
"Telle est la photo: elle ne sait dire que ce qu'elle donne à voir."

Ces constats sont clairs. Contrairement à la toile peinte ou au texte littéraire (qui voudrait opposer, comparer, hiérarchiser ici?) qui transfigurent le réel et en extraient une interprétation, transmettent une essence, la photographie selon Barthes, vu comme simple procédé chimique et mécanique, n'est que la reproduction sur papier périssable d'un objet réel qui a été saisi à un moment donné et qui se borne à un effet de ressemblance insatisfaisante dans le meilleur des cas ou à une représentation fallacieuse et funèbre en général.



Le réquisitoire est cruel. On attendrait une plaidoirie pour la photographie élévée au rang d'art sans être une reprise de la rhétorique picturale comme l'auteur le laisse entendre dans sa péroraison.

Cette position transparaît dans tout l'essai. C'est que la perception de Barthes est troublée dès le départ. Ecrit après la mort de sa mère, ce livre semble être un acte de dépit et d'amertume de la part de l'auteur, frustré par l'impossibilité à "retrouver" l'essence de sa mère dans les photos qu'il lui reste d'elle. Photos qu'il scrute avec un regard noyé de larmes qui sont autant de voiles et de "floutages" épistémologiques. Mort, douleur, pitié, fantômes, spectre... ces mots récurrents dans le texte crient le désespoir du fils s'adressant à des photographies familiales impuissantes à le consoler et qui ne lui renvoient qu'un théâtre funèbre, "une souffrance d'amour" source de frustration et de rage. Alors si la photographie ne permet aucune résurrection véritable ( mais quel art le permet-il vraiment?), faut-il pour autant jeter cette technique à la corbeille?



Les révélations de l'auteur sur la photographie comme Théâtre des morts, cérémonial mélancolique ou expérience de la folie.. sont profondes et précieuses à qui veut essayer d'en comprendre les mystères.




"Dire devant telle photo "C'est presque elle!" m'était plus déchirant que de dire devant telle autre: "Ce n'est pas du tout elle!". Le presque : régime atroce de l'amour, mais aussi statut décevant du rêve."



J'aimerais parfois que Barthes ne soit que poète tenté par l'essai, ou romancier à tendance légèrement théorisante. Il est en fait surtout un théoricien à pulsions romanesques, statut qui n'a cessé de se confirmer avec la maturité et qu'il sut assumer par ailleurs. Tout ce que Proust, qu'il adorait, a finalement su être, en se gardant de systématiser doctrinairement les impressions changeantes et les vérités furtives que sa sensibilité et son génie avaient su capter.



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