vendredi 17 juin 2011

LA COLOMBE POIGNARDEE ET LE JET D'EAU : Apollinaire rencontre Proust

Le célèbre calligramme de Guillaume Apollinaire écrit-dessiné en 1918 est un objet poétique à la polysémie graphique et textuelle fascinante. Un an avant la publication couronnée par le Goncourt du roman de Proust "A l'ombre des jeunes filles en fleurs", on trouve dans ce poème du flâneur des deux rives des préfigurations de motifs proustiens très troublantes.


( Pour mieux lire le calligramme cliquer et l'agrandir)







En effet en 1918, Guillaume le mal-aimé, revenu du front blessé à la tête par un éclat d'obus ne fréquentait plus les cabarets désertés de la bohème moderniste tandis que Marcel, éternel malade et nouveau reclus ne perdait plus que rarement son temps dans les salons mondains ayant survécu au couvre-feu. Tous deux, plongés dans la rêverie angoissée de leur vie intérieure consacraient leur reste d'énergie vitale à traduire la mélancolie de leur sombre époque et à évoquer des temps heureux que la guerre avait définitivement ravagés.





Ces deux colombes poignardées ( cette formule était un des titres préalablement choisis par Proust pour La recherche) entonnaient une lamentation, l'un à travers un dessin de mots à la fois naïf et grave, l'autre à travers une oeuvre-cathédrâle- lamentation sur les amis disparus à la guerre ( Dalize ou Saint-Loup), et sur les " douces figures poignardées, Chères lèvres fleuries" ( Marie Laurencin, Albertine) que jamais plus on ne pourrait baiser.








Cette colombe frappée en plein vol n'est pas sans évoquer non plus le drame aérien d'Alfredo Agostinelli sur le quel Proust pleura comme une fontaine. Le jet d'eau aux multiples retombées évoquent aussi le jet d'eau arthésien, métaphore de la vigueur créative et du jaillissement poétique ( mais aussi de la chute dans le spleen) auquel Proust se réfère souvent, ce jet qui montera d'autant plus haut que sa source est profonde, tels les climax poétiques favorisés par les douleurs les plus souterraines.
"Le jet d'eau" d'Hubert Robert tableau cité par Proust dans "Du côté de Guermantes"



De cette élégie au bord d'une fontaine qui rappelle le lyrisme vieille France de la ballade "A la claire fontaine" qui ne déplaisait pas au petit Marcel, il n'y a qu'un pas vers la dénonciation de la guerre qui ravagea la Somme au Nord ou Combray et la vallée de la Vivonne. La colombe devient Gotha allemand bombardant une tranchée, ( bouche sanglante ou lèvres roses d'une blessure) et les amis s'envolent dans les éclats de terre et d'obus, fontaine de feu. Le pacifisme du poète et du romancier, germanophiles comme tous ceux qui aiment la grande culture allemande, devait prendre le détour du masque et de la plume pour ne pas faire scandale en ces temps de nationalisme belliqueux.


Graciela Iturbide

Conscients de la mission quasi-christique du poète, traducteur et messager des vérités cachées, ils sont tous deux les rédacteurs d'oeuvres cryptées et criblées d'intertextualité. Le calligramme, tout comme La recherche, devient une iconographie aux formes mouvantes comme celle de la lanterne magique, un "instrument d'optique" aux lectures infinies... Oublions la colombe, symbole de paix et des tendresses de Vénus, effaçons le jet d'eau ou l'explosion d'une bombe, et voici qu'apparaît un Saint-Esprit quêtant au-dessus de "l'aube grise" les réminiscences dispersées, parmi des figures de crucifiés, flagellés de Sodome et Gomorrhe, des faubourgs de Londres ou de Zone, dans les jardins de Combray ou du Mont des oliviers, recueillant au fond de quelque paradis d'aubépines ensanglantées les fragments du temps perdu. Alors que sur l'autel du sacrement, un O tombé comme une ostie ou une madeleine évoque le souvenir d'une adoration perpétuelle et d'une résurrection par l'art, hélas interrompue par la mort ( Apollinaire en 1918, Proust en 1922).


GIOTTO


NOTE: Et que dire de ces vers de Baudelaire extraits de "Le jet d'eau" qui est la figure centrale où se joignent et se reconnaissent ses deux fils spirituels que sont Apollinaire et Proust!




Le Jet d'eau


Tes beaux yeux sont las, pauvre amante!
Reste longtemps, sans les rouvrir,
Dans cette pose nonchalante
Où t'a surprise le plaisir.
Dans la cour le jet d'eau qui jase,
Et ne se tait ni nuit ni jour,
Entretient doucement l'extase
Où ce soir m'a plongé l'amour.


La gerbe épanouie
En mille fleurs,
Où Phoebé réjouie
Met ses couleurs,
Tombe comme une pluie
De larges pleurs.


Ainsi ton âme qu'incendie
L'éclair brûlant des voluptés
S'élance, rapide et hardie,
Vers les vastes cieux enchantés.
Puis elle s'épanche, mourante,
En un flot de triste langueur,
Qui par une invisible pente
Descend jusqu'au fond de mon coeur.





2 commentaires:

St Loup a dit…

Sélection impeccable! Très beau billet! Mes compliments.

Apollonia a dit…

Intersexualités qui expliquent la merveille de la continuation de l´art dans le temps. Se connaissaient-ils? Peu importe....c´est la pensée la plus profonde exprimée avec la beauté de la langue. C´est la poésie!
L´auteur l´explique merveilleusement!