Trois femmes, trois chanteuses, trois voix de la chanson populaire argentine dans un piano-bar intimiste au coeur de cette Buenos-Aires qui aime à se sentir parfois si parisienne. Or il se trouve que chacune de ces trois femmes non seulement incarne l'essence de la cité portègne qu'elles chantent sur tous les registres mais encore a un lien très fort avec Paris et la France. Villes admirées ou villes d'exil, villes vécues ou rêvées, Buenos-Aires et Paris confondent leurs images dans les anecdoctes et évocations lyriques qui constituent ce tour de chant unique.
Les trois dames déjà réunies dans le même spectacle en la triste année 1973, parlent de l' Argentine d'hier et d'aujourd'hui avec la même amertume et la même rage de vouloir y croire encore. "
On ne parle pas de politique" affirment-elles pour ne choquer personne. Mais la conscience politique est dans l'air, dans les silences et dans chaque note. Le public dans la salle a au moins l'âge des chanteuses, et beaucoup des admirateurs attablés ont dû tremper inévitablement dans toutes sortes de sauces idéologiques. Mais ce soir, on se tait et on laisse chanter la mémoire dans les gorges.
Amelita Baltar, muse et compagne de Astor Piazzola, habite toujours avec force et émotion ces grandes chansons de Horacio Ferrer qui sont les siennes parce qu'elle les a créées la première et qu'elle les a balladées aux quatre coins du monde:
"Los pasajos perdidos","Balada para un loco", "Renascere"... quel privilège que de sentir ses monuments de poésie traduits dans tant de langues s'élever soudain dans la petite salle obscure de Clasica y Moderna et y dresser des rues, des places, des cieux,
des tardecitas que tienen un aire de yo no se que... Avec vivacité et "picardia" elle passe de l'humour familier avec le public à table dont elle picore les assiettes, à devenir tout à coup un grand oiseau nocturne et perdu avec la théâtralité de la tanguera qui la caractérise ( et non sans une certaine folie qui nous laisse piantaos!)
Avec
Marikena Monti c'est la cancion porteña cousine de la chanson réaliste française qui fait son apparition avec les fantômes de Brel et de Piaf. Il y a toujours dans quelque coin du monde que ce soit, une chanteuse capable de convoquer les mânes de la Môme et de nous faire sentir la présence de cette "
grande voix oraculeuse" selon l'expression de Cocteau. Marikena est celle-là qui en Argentine, en plus d'avoir construit un répertoire personnel très riche, peut faire sentir par la force de son timbre et la justesse de son interprétation, ce que Piaf a été pour ceux qui n'ont pas pu entendre vibrer cette voix dans leur coeur et sur leur peau.
Enfin, le clou de la soirée c'est
Suzana Rinaldi qui l'enfonce dans nos coeurs. Magistrale,impériale renversante. Tout de suite on reconnaît la chanteuse exceptionnelle tant sur le plan vocal que celui de la justesse musicale et interprétative. Avec cette touche de souveraineté totale dans le geste et le regard qui est comme le sceau que chaque tango imprime en nous. "
Tintas rojas", "El Yuyo verde", "Naranja en flor", ces trois classiques chantés par La tana Rinaldi nous sont restitués avec une maestria qui donne le frisson : trois dragons surgissent de la nuit du tango et nous ouvrent leurs gueules sombres et mélodramatiques.